La photo
Le contexte historique : 1963, Marcel Duchamp, 76 ans qui avait interrompu sa carrière artistique depuis de nombreuses années pour se consacrer exclusivement à la pratique du jeu d’échecs, est convié par le musée de Pasadena à une rétrospective de son œuvre. A cette occasion, sa route croise celle d’Eve Babitz et de Julian Wasser (photographe) et de cette rencontre résultera cette photographie iconique qui fera accéder certains de ses protagonistes à la célébrité. La photographie pour sa part, appartient désormais à l’histoire de l’art.
Qu’est ce qui interpelle dans cette photo ? Certes, en 1963 Mee Too et autres scandales sexuels n’était pas encore passés par là, néanmoins sans vouloir faire preuve d’un excès de pudibonderie, cette scène qui donne à voir une jeune femme (20 ans) attablée dans une partie d’échecs avec un (ou son) grand-père mais dans le plus simple appareil interroge quelque peu. Près de 60 ans après elle conserve encore son caractère subversif alors que depuis des images on en a vu passer… Les féministes d’hier comme aujourd’hui auront beau jeu de marteler qu’une fois de plus on instrumentalise le corps de la femme sous des prétextes soi-disant « artistiques ». Toutefois, la même photo avec le même modèle habillé perd malheureusement tout intérêt en dehors de l’aspect documentaire autour de Marcel Duchamp. Je ne connais pas les sources d’inspiration du photographe Julian Wasser, malgré tout sa photo dialogue avec une iconographie d’un passé plus lointain comme « Le Déjeuner sur l’herbe » d’Edouard Manet (1863) qui déjà à l’époque fit scandale voire avec « L’atelier du peintre » de Gustave Courbet (1854/1855), comme quoi rien ne se perd, tout se recycle.
Le modèle Eve Babitz semble entretenir un rapport ambivalent avec cette photographie, en effet, certes celle-ci l’a fait passer de l’ombre à la lumière, lui servant par la suite de tremplin vers une carrière littéraire. Malgré tout, devenir célèbre de cette façon lui pose problème, ainsi s’il lui plaît que l’on sache qu’elle a participé à la prise de vue immortalisée, elle éprouve néanmoins une certaine réticence d’être exposée ainsi à la vue de tous et pour des temps immémoriaux. Ce qui explique en partie pourquoi de la planche contact, c’est le cliché où son visage n’est pas visible qui a été retenu. (1)
Analysons ce cliché plus en détail, précisons tout d’abord qu’il s’agit d’un recadrage d’où le ratio de l’image atypique. En effet dans le cliché d’origine 3 : 2, les personnages paraissaient perdus au centre de l’image. Le cadrage est bâti autour de la symétrie, l’axe étant constitué par le cadre en arrière plan de l’œuvre conceptuelle " La mariée mise à nu par ses célibataires, même (Le Grand Verre)" . Symétrie donc, homme/femme, jeunesse/vieillesse, pâleur de la carnation/costume sombre (souligné par le N&B), la plénitude du nu/la chétivité transparaissant sous le costume, anonymat/vedettariat, pièces d’échiquier N&B mise en contraste avec chacun des joueurs, rien n’est laissé au hasard. Quand on veut guider l’œil dans une image, il vous faut un point d’accroche. Ce qui attire invariablement le regard c’est par ordre croissant d’intérêt une chose atypique → un animal → un être humain. Mais ce qui a la plus grande force d’attraction, c’est un nu. Et on y arrive très rapidement en suivant la diagonale tracée par la plinthe selon une lecture naturelle de gauche à droite. Par la suite, s’il arrive à s’en détacher, le regardeur traversera l’échiquier jusqu’à son vis-à-vis avant de partir dans l’exploration du reste de l’image c'est-à-dire suivre la plinthe à droite, explorer les œuvres d’art en arrière-plan de droite à gauche, revenir sur la plinthe à gauche et c’est reparti pour un tour. Alors que les personnages sont statiques, la scène est malgré tout dynamisée par les lignes de fuite au sol. Chapeau bas, de la belle ouvrage. Des esprits chagrins pourraient peut-être déplorer que le pied du nu ait été en partie coupé, pour moi, c’est de l’ordre du véniel.
(1) Pour la petite histoire : A l’époque Eve Babitz avait une liaison avec le conservateur du musée de Pasadena, toutefois lors du vernissage de l’exposition Duchamp, elle n’a pas reçu d’invitation. Aussi pour se venger de son amant et avec l’aide de Julian Wasser, photographe à l’époque connu pour ses photos de nu et pour qui elle avait déjà posé dans ces circonstances, ils décident de réaliser une séance photo particulière juste avant l’ouverture du musée.
Poursuivons …
Donc d’un point de vue formel, cette photo est parfaite, pourtant elle n’arrive pas tout à fait à me convaincre.
Pourquoi cela ?
Comme on l’a vu précédemment, le modèle n’a pas été contraint à poser pour cette photo puisqu’il en est en partie à l’initiative même si en bout de course il ne l’assume pas totalement. Malgré tout, cette photo me fait penser à certaines pubs où les créatifs se croient obliger d’érotiser leur propos pour placer leur produit, en bref, mettez une femme nue à côté d’un pot de yaourt et vous attirerez à coup sûr l’attention du chaland.
Ainsi cette photo me donne la même impression – enlevez cet accessoire (le nu) et elle perd tout attrait.
Pour tout dire, elle nous fascine pour de bien mauvaises raisons. Sans comptez la position d’infériorité induite par cette nudité par rapport au vieux mâle dominant, lui vêtu.
Elle a pourtant suscité de nombreux avatars (mèmes) dont vous pourrez consulter certains exemplaires
ici → https://www.bartramakers.com/fr/echec-et-mat/
ou là → http://search.it.online.fr/covers/?p=914
Certains sont de très bonnes factures, d’autres carrément de mauvais goût, mais tous à quelques exceptions près souffrent du même problème, à savoir que ces calques ne dépassent pas la représentation érotisée de la nudité féminine. Parmi les exceptions, on a l’inversion des rôles : l’homme est nu et la femme vêtue, mais pour rendre la nudité masculine intéressante il faut faire preuve d’un savoir-faire dont les preneurs de vue ne disposaient pas. Ou alors, autre exception, l’homme est non seulement nu mais de plus vieux et décharné…On s’approche alors dangereusement de l’univers de Lucian Freund, pas sûr qu’on se précipite en masse pour consommer ce pot de yaourt.
Question corollaire, en dehors de son discours érotique que nous dit cette photo au juste ?
Reprenons l’exemple de Manet dans « Le Déjeuner sur l’herbe », celui-ci avait pour ambition par la parodie d’un nu académique au travers d’une scène de la vie coutumière de transgresser les références de la peinture classique de l’époque, dénonçant au passage l’hypocrisie de la sexualité de la bourgeoisie d’alors, cachée sous les oripeaux d’un romantisme apprêté. Il préfigurait dès lors la peinture moderne. Revenons à Julian Wasser, que nous dit-il au travers de cette photo d’une jeune femme nue jouant aux échecs avec un papy ? Dénonce-t-il une Amérique puritaine qui ostracise les amours trans générationnels ? Fait-il l’article d’un succédané du strip Poker pour joueur d’échecs ? Rien n’est moins sûr. En fait, en dehors de la private joke susmentionnée, il n’est pas évident que ce cliché chatoyant ait un quelconque message à nous délivrer. A moins qu’il s’agisse d’une réminiscence dadaïste, mouvement artistique mort de sa belle mort le 6 juillet 1924 auquel a adhéré un temps Marcel Duchamp.
Pourtant ce cliché fait partie de l’histoire de l’art et c’est le propre d’une œuvre d’art que de nous amener à nous interroger voire à nous positionner par rapport à elle et ceci qu’elle nous agrée ou pas.
Partant de ce principe, j’ai donc à mon tour élaboré une contre-proposition par le biais d’un mème composite de ce fameux cliché, en conservant ce qui me plaisait bien (la composition) et en modifiant ce qui me chagrinait quelque peu … En n’oubliant pas d’y adjoindre une bonne dose de mauvais esprit (Wasser, Rodin et Burroughs apprécieront…j’espère).